J'ai toujours connu mon père sur un vélo. Est-ce que c'est un hasard si j'en fais moi aussi aujourd'hui ?
Arthur m’a proposé ce sujet de newsletter en me demandant de parler du vélo. Le sujet étant très large, je lui ai demandé des précisions et il m'a répondu "C'est intéressant de savoir pourquoi tu fais du vélo en tant que sport plutôt qu'un autre. Pour toi c'est de l'ordre de l'héritage, mais est-ce que c'est de devenir la local legend Côte d'or ? découvrir de nouveaux endroits ? être libre (freedooommmmm) ? etc". Dans sa phrase, l'ordre de l'héritage est affirmé. Or, je n'ai pas le sentiment d'avoir démarré le vélo guidée par un héritage quelconque, c'est ce que j'ai commencé à écrire dans mon mail de réponse. Et puis je me suis dit que ça ferait tout aussi bien le sujet de cette newsletter.
Pour comprendre pourquoi Arthur parle d'héritage, il faut savoir que j'ai toujours connu mon père sur un vélo. Chaque dimanche, il rentrait juste avant le déjeuner. Je reconnaissais le bruit de la porte au sous-sol. Il nous faisait rapidement coucou puis filait sous la douche. Ensuite, il nous racontait sa sortie pendant le repas, toujours composé d'oeufs et de salade le dimanche. Mon père est passionné de vélo. Il a démarré à 14 ans. Lorsque je lui demande d'où vient cet intérêt, il ne sait pas trop mais c'est une envie présente, affirmée. Il travaille tout un été pour se payer son premier vélo. Il souhaite ensuite intégrer un club, faire des courses. La compétition est, là aussi, une envie franche ; ce ne sont pas les tours de pâté de maison qui l'intéressent. Mon père travaille à nouveau pour s'acheter un vélo de course. Il participe à ses premières compétitions cyclistes, il montera quelque fois sur le podium.
Si vous croisez mon père un jour et que vous le lancez sur le sujet du vélo, assurez-vous d'avoir le temps. Que ce soit le matériel, les champions, l'évolution des équipes, le tracé des tours de France, les sujets qu'il peut aborder sont infinis. Et il vous donnera très probablement son avis sur les oreillettes au passage. Ou il vous dira que c'était sûr qu'Armstrong était dopé, bien sûr, évidemment. Sachant cela, me voir faire du vélo peut s'avérer très peu surprenant. Comme une sorte de déterminisme de loisirs. Néanmoins, je ne crois pas entièrement à cette théorie. Mes parents nous ont toujours encouragées à avoir une activité physique pour notre santé, mais rien de plus. Ma soeur et moi n'avons jamais été poussées dans une direction quelconque. Le loisir de mon père était le loisir de mon père, et c'est tout. J'ai pratiqué différents sports enfant mais c'est lorsque j'ai eu une vingtaine d'années que mon attrait pour l'activité physique s'est véritablement développé. Parce que je suis devenue autonome. Pour diverses raisons, j'ai eu envie de reprendre le sport mais, étant en classe préparatoire à ce moment, il me fallait une activité à pratiquer d'une façon flexible. Et peu coûteuse. À l'époque, le tarif étudiant pour accéder aux piscines parisiennes était au prix de 1,50€. Je n'avais jamais fait de natation mais ça a suffi à me convaincre. Cette nouvelle activité a constitué un sujet supplémentaire de conversation avec mon père. Parce qu'il est fan de sport en général. Lorsque ce n'était pas le tour de France, c'était les JO, les championnats de France, d'Europe, la moto GP, la F1, l'athlétisme, le rugby. J'ai baigné là-dedans. On parle d'un type qui peut regarder du curling et vous expliquer pourquoi c'est plus captivant que ça en a l'air si vous vous moquez de lui. Et il fera pareil avec le billard (pendant que vous dormez depuis deux heures dans le canapé). Peu importe l'activité, le sport a toujours été un terrain (tu l'as ?) de proximité et de partage avec mon père. La notion d'héritage est réelle mais elle recouvre le sport en général.
Au fil de mon enfance, j'ai appris à admirer les sportifs. C'étaient les héros de mon quotidien, les super-héros auxquels je rêvais de ressembler. Cela a forcément joué dans mon attrait futur pour le sport mais le vélo n'avait pas de place distinctive. Pour en revenir à la natation, lorsque j'ai démarré, j'avais du mal à enchaîner les longueurs sans pause. Durant des vacances familiales, j'en ai parlé avec mon père, on est allés à la piscine, il m'a dit "tu restes derrière moi" et on a nagé sans discontinuer (apparemment, la clé, c'est de ne pas partir comme un buffle pour éviter de se suspendre au rebord 10 minutes après, écarlate et à bout de souffle)(j'ai dit que j'aimais le sport, pas que j'étais douée). Après la natation, j'ai commencé la course à pied et cela a constitué, à nouveau, un sujet d'échanges avec mon père. Lorsque je rentrais chez mes parents, il m'accompagnait avec un vieux vélo, chrono à la main. Je ne me suis jamais dit que faire du vélo serait un moyen d'être plus proche de lui, parce que je n'ai jamais ressenti le besoin d'être plus proche de lui. Il a toujours été ce rempart ultime que je connais mieux que moi-même.
À Paris, j'avais rapatrié mon vélo dans mon minuscule appartement. Et je ne m'en suis jamais servie parce que je mettais deux heures à récupérer des trois étages remontés avec le vélo sur l'épaule. À la place, j'ai pris un abonnement Vélib'. Le vélo était un moyen de locomotion. J'ai fait davantage de vélo après avoir déménagé à Lyon. Faire des sorties m'a plu. J'ai testé des formats plus longs qui ont été concluants et j'ai fini par récupérer le vélo de course de ma soeur et cumulé plus de 5000 kms sur l'année 2021. J'ai démarré le vélo indépendamment du fait que c'est l'activité fétiche de mon père, je le pense sincèrement (mais tout le monde préfère croire à son libre arbitre donc je me mets peut-être le doigt dans l'œil). Et, Arthur, pour répondre à ta question, j'aime le vélo parce que ça me procure un sentiment de liberté très fort. J'adore être dehors. J'adore sentir l'air sur moi. Légèrement claustrophobe, je n'aime pas être enfermée et je préfère mille fois avoir un peu froid sur mon vélo mais être au contact du vent, dehors, qu'être dans un métro ou une voiture. Cette liberté, je la ressens à travers les routes que je parcours, parfois vastes et cette vastitude déteint sur moi et je deviens alors grande comme les paysages que je traverse. Ça m'aide lorsque j'ai l'impression que c'est trop petit dans ma tête, ça pousse les murs.
En ville, à vélo, je me trouve aussi plus mobile qu'en voiture. Je ne fais pas 1m50 de large, je ne pèse pas des tonnes. Je ne reste pas coincée dans les bouchons et trouver une place pour me garer est relativement simple. Sur le plan sportif, le vélo présente l'avantage d'être dépourvu d'impacts et d'allier les chouettes paysages à la dépense physique. De la découverte de nouveaux lieux à l'effort pur et dur, l'éventail de possibilités est large. Et le vélo permet également différents types d'efforts selon que l'on souhaite travailler son endurance ou son sprint. Enfin, le vélo est un moyen de voyager très approprié, je trouve. Plus rapide qu'à pieds mais plus lent qu'en voiture, le rythme est idéal pour découvrir une région tout en s'y immergeant. De façon plus irrationnelle, j'aime aussi la dimension matérielle du vélo, l'objet. J'y suis profondément attachée. Je parle de temps en temps à mon vélo lors de nos sorties, on forme une équipe et si on venait à me le voler, je pleurerais, c'est certain. Au fil des mois, mon agilité sur mon vélo s'est affinée. On se connait très bien désormais et j'ai parfois l'impression qu'il est une extension de mon propre corps. Je me sens moins seule lorsque je suis avec mon vélo. Comme je l'ai dit, je n'ai vraiment pas l'impression d'avoir démarré le vélo poussée par un héritage quelconque. En revanche, maintenant que j'en fais et que je vois ce que ça me permet de partager avec mon père et ma famille, je n'ai pas envie d'arrêter. Avant d'avoir ce point commun avec mon père, je n'avais pas mesuré à quel point sa passion était forte et profonde. C'est constitutif, c'est dans son identité, à l'intérieur de lui. Lorsqu'il ne sera plus là, il restera le vélo et ça sera une façon de le garder avec moi. C'est la réflexion que je me suis faite il y a quelques mois. Je n'avais pas mesuré l'héritage avant de le toucher du doigt. Ce n'est pas pour ça que j'ai commencé le vélo mais c'est en partie pour cela que je continue. J'en suis fière et il est porteur de valeurs tellement positives que c'est une joie de l'avoir désormais, moi aussi, à l'intérieur de moi.